Chapitre 12
À 16 heures, j’étais encore à mon bureau quand Brian appela. Je n’avais pas vraiment beaucoup travaillé et la sonnerie que j’avais attribuée à Brian me sortit violemment d’une rêverie qui était sur le point de se transformer en sieste. Je jurai contre moi-même : sans ambages, sachant qu’il suffirait de quelques minutes pour que Lugh utilise mon corps et passe l’appel que je redoutais.
Je savais que je m’entêtais inutilement. Je ne pourrais pas me passer de sommeil indéfiniment. Mais je contrôlais tellement peu ma vie ces derniers temps que j’étais prête à trouver n’importe quelle excuse pour tenir les rênes, même pour une très courte durée.
J’aurais dû m’attendre au coup de fil de Brian. Il m’avait laissé les deux jours requis de réflexion après ce qui s’était passé entre nous et maintenant il allait passer à l’attaque. Je ne connaissais que trop bien cette manière d’agir. J’aurais aimé ne pas tenir compte de la sonnerie du téléphone et le laisser mijoter davantage, mais une bonne dispute avec lui me tiendrait éveillée. Avec un soupir de résignation, je sortis mon portable de mon sac pour répondre.
— Hé, fis-je en guise de salut neutre.
— Tu as l’air fatiguée.
Je bâillai à propos.
— Tu peux savoir ça rien qu’en m’entendant prononcer un mot ?
— Je lis en toi comme dans un livre ouvert, tu te rappelles ?
Je secouai la tête, réprimant le deuxième bâillement qui essayait d’émerger.
— Surtout quand Lugh te donne les notes de bas de page ?
Il y eut un moment de silence.
— C’était si évident ?
Je frottai mes yeux grumeleux de sommeil.
— Ouais.
Je ne développai pas.
Un autre silence, plus long cette fois.
— Vas-tu finir par me dire ce que tu penses de moi ? me demanda-t-il.
— Non, j’ai déjà dit ce que je pensais à Lugh à ce sujet. Je m’en tiendrai à te donner cet avertissement : ne recommence pas.
— Ne recommence pas quoi ?
J’émis un grondement et Brian s’empressa de clarifier.
— Parler à Lugh ou…
— Les deux ! répliquai-je.
Bien sûr, mon esprit traître évoqua les sensations enivrantes que Brian avait éveillées dans mon corps quand je m’étais soumise à lui et mon pouls s’accéléra. Bon sang, c’était tellement bon ! Et voilà que j’étais en train de lui dire de ne plus jamais recommencer. Non pas qu’il y ait une forte probabilité que mes paroles aient un quelconque impact.
— Peut-être devrions-nous en discuter de visu, proposa Brian, et je pus presque deviner le mouvement suggestif de ses sourcils.
Comme d’habitude, ma première impulsion fut de le repousser. J’étais sur le point de refuser quand je considérai les options qui s’offraient à moi. Je pouvais rester au bureau encore pendant une ou deux heures, à ne faire quasiment rien et à lutter contre le sommeil. Ou bien je pouvais retrouver Brian. Au moins, si j’étais avec Brian, j’affronterais une épreuve qui me tiendrait éveillée.
— Tu as raison, dis-je, souriant en imaginant son expression de surprise. Si tu veux parler, retrouve-moi à mon appartement. Et apporte de quoi manger.
Je raccrochai avant qu’il puisse répondre, mais je n’avais aucun doute, il viendrait.
J’espérais qu’il avait pris plaisir à son petit jeu de domination. Parce que ce soir, j’allais lui faire payer.
Me sentant décidément beaucoup plus éveillée que je l’avais été de toute la journée, j’éteignis mon ordinateur et fourrai la paperasse que je n’avais pas finie dans le tiroir de mon bureau.
Mon moral s’effondra un peu quand, de retour chez moi, j’écoutai mes messages. Adam me demandait de le rappeler. Je n’avais pas vraiment envie de lui parler, mais s’il était parvenu à obtenir quoi que ce soit de Tommy la nuit passée, je devais savoir. Je préparai du café et composai son numéro.
— Dis-moi que tu as de bonnes nouvelles, lui dis-je quand il décrocha.
Si Adam avait vraiment eu de bonnes nouvelles pour moi, Tommy ne serait pas passé à mon bureau dans l’après-midi.
— J’ai peur que ce ne soit pas le cas, mon chou, me confirma Adam. Mais j’ai quand même découvert quelque chose d’intéressant.
Je haussai un sourcil, même s’il ne pouvait le voir.
— Oh ?
— Je suis retourné au club après notre discussion de cette nuit. Tommy venait juste d’arriver et j’ai supposé qu’il arpentait l’endroit. Je l’ai accosté en espérant pouvoir le convaincre de passer un moment avec moi en Enfer… et il m’a envoyé promener.
Je réprimai un éclat de rire.
— Wouah ! C’est vraiment étonnant ! Tu imagines ? Il existe quelqu’un sur cette terre capable d’envoyer promener Adam White. (Posant une main sur ma poitrine, je grognai d’un air théâtral.) Mais où va-t-on ?
— Comme c’est drôle, dit Adam.
Même s’il essayait d’adopter un ton désinvolte, je perçus la colère en ébullition dans sa voix. Les hématomes dans mon dos s’embrasèrent d’un coup, me rappelant ce dont Adam était capable quand il était énervé. Non pas qu’il puisse me faire quoi que ce soit au téléphone, mais quand même…
— Désolée, dis-je sans parvenir à le convaincre de ma sincérité. Je n’ai pas pu m’empêcher.
— Ce n’est pas le fait qu’il ait refusé mon invitation qui est intéressant, mais la raison de son refus.
— D’accord, j’écoute : pourquoi a-t-il refusé ton invitation ?
— J’ai traîné dans le club pendant deux heures encore et j’ai remarqué chez lui un type de comportement très précis. Apparemment, il ne serait intéressé que par les femmes.
Je clignai des yeux.
— Et pour quelle raison est-ce intéressant ?
— Parce que c’est très inhabituel pour un démon d’avoir une forte préférence sexuelle quand il se trouve dans la Plaine des mortels. Le sexe pour nous n’a rien à voir avec la reproduction, mais est complètement lié aux sensations physiques.
J’avais toujours soupçonné qu’Adam était des deux bords, sans en être tout à fait certaine. Je ne m’étais jamais sentie en sécurité avec lui, mais je m’étais rassurée en me persuadant que son homosexualité ne faisait pas de lui une menace pour moi. J’aurais préféré garder cette illusion.
— Qu’est-ce que cela veut dire selon toi ? demandai-je en m’efforçant de m’exprimer avec une voix normale.
Il laissa échapper un soupir frustré.
— Je ne sais pas. Mais mon instinct me dit que c’est important. Je retourne au club ce soir et je vais garder un œil sur lui, pour voir si je peux comprendre ce qu’il manigance.
— Est-ce que tu as parlé à Dom ? lâchai-je, et le silence coupable au bout de la ligne était une réponse en soi. Tu sais que plus tu passeras de temps au club, plus il est probable que Dom le découvre par lui-même.
Adam ne répondit pas mais je sus qu’il avait perçu le bon sens de mes propos.
— Je sais que tu as autant envie d’entendre mes conseils que moi les tiens, continuai-je, mais je vais te le dire quand même. Ne va pas au club ce soir. De toute façon, il est fort probable que tu n’apprendras rien de plus. (Je lui racontai ensuite la visite de Tommy à mon bureau dans l’après-midi.) Apparemment, conclus-je, il est sur le qui-vive maintenant. Si tu commences à surveiller le club, il va se douter que nous préparons quelque chose.
— Tu as une meilleure idée ?
Je me renfrognai.
— J’y travaille. Je sais que tu penses que je devrais laisser les professionnels s’occuper de ça, mais je suis convaincue que tu ne peux rien faire de plus pour le moment.
— Tu as probablement raison. Mais si quelqu’un doit risquer sa peau en s’en prenant à Tommy, ce n’est sûrement pas toi. Même si je déteste l’admettre, tu es trop importante pour qu’on risque quoi que ce soit.
Cela me fit grimacer et je m’en voulus aussitôt. Il n’y avait aucune raison que je me soucie de savoir si Adam m’appréciait ou pas. Surtout quand on savait à quel point je le détestais. Mais chaque fois qu’il faisait allusion à ce qu’il pensait de moi, c’était comme un coup de poignard. Pathétique ! On aurait pu espérer que j’avais su passer outre la quête inutile de son approbation.
— J’ai d’autres sujets de préoccupation de toute façon, dis-je en espérant que ma voix ne trahissait pas à quel point j’étais blessée.
Puis, parce que je savais qu’en parlant davantage, je ne serais pas capable de cacher ce que je ressentais, je raccrochai.
J’avais bu la moitié du contenu de la cafetière quand Brian arriva. J’avais les nerfs en ébullition à cause de la caféine tandis que mes paupières tentaient toujours de se refermer. Rien de tel que d’être fatiguée et nerveuse à la fois pour mettre une fille d’humeur chaude et embrumée.
Brian arriva pile à l’heure. Il avait apporté une grande pizza qui remplit aussitôt mon petit appartement de l’odeur de l’ail. Après m’avoir jeté un coup d’œil, il posa la pizza sur la minuscule table de la salle à manger.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il, les mains sur mes épaules, plongeant ses yeux dans les miens avec son air coutumier de douce inquiétude.
J’essayai de trouver l’énergie pour une habituelle réaction cassante mais le manque de sommeil avait érodé mes défenses méticuleusement érigées et, un instant, je craignis d’éclater en sanglots sans raison particulière, comme une fillette. Quand Brian me prit dans ses bras pour m’étreindre, je dus me mordre la lèvre pour me contrôler.
— Tout va bien, marmonnai-je sans conviction contre son torse. Je suis juste fatiguée.
Il chuchota au-dessus de mon crâne.
— Je te connais trop bien pour te croire, dit-il. Mais je sais également que si j’insiste, cela va t’agacer, alors je fais de mon mieux pour me comporter convenablement.
Il m’écarta et je le regardai droit dans les yeux. Autrefois, il n’aurait pu s’empêcher d’insister. Mon incapacité à partager mes sentiments avec lui avait provoqué plus de disputes entre nous que je pouvais en compter. S’il apprenait enfin à capituler…
Mais non. Ces yeux brun whisky n’étaient pas seulement emplis de compassion, mais également d’une lueur de réflexion calculatrice. C’était une retraite stratégique, pas un changement profond. Je retins un soupir, puis me tournai vers la table pour ouvrir la boîte à pizza.
Supplément fromage et beaucoup de pepperoni, le tout nageant dans plein de bonnes choses grasses. Mon estomac gronda. Je ne me rappelais pas avoir déjeuné aujourd’hui. Brian apporta des assiettes et des serviettes en papier puis nous nous attaquâmes à notre pizza sans un mot. Brian utilisait les serviettes en papier pour éponger un peu de la graisse à la surface de la pizza. Quant à moi, avec la dose de caféine circulant dans mon système, je devais brûler les calories à une allure impressionnante, alors au diable la graisse.
Ce silence agréable dura un moment. Je savourais la présence de Brian, sa force tranquille et sa gentillesse et, oui, son amour. Ça peut paraître pathétique mais avant Brian, personne ne m’a jamais vraiment aimée pour ce que je suis. Mes parents ont toujours voulu me changer, comme mon frère… du moins une fois que la Société de l’esprit l’avait tenu entre ses griffes. Les petits amis que j’avais eus avant Brian avaient tous nourri l’illusion qu’ils parviendraient à me dompter d’une manière ou d’une autre. Ils n’avaient pas duré longtemps.
Quelle imbécile étais-je pour dépenser tant d’énergie à tenir Brian à distance alors qu’il m’aimait vraiment, véritablement ? Et alors que je l’aimais en retour ? Autrefois, je lui avais dit – et je me l’étais également répété – que c’était pour le protéger, mais ce n’était que pure connerie.
— Tu as l’air d’être en pleine réflexion, dit Brian, et j’étais tellement ailleurs que je faillis sursauter sur ma chaise.
Repoussant mon assiette parsemée de croûtes de pizza, je m’efforçai de ramener mon esprit dans le monde réel. L’introspection n’est pas mon fort, mais le manque de sommeil me rendait cinglée.
— Désolée, dis-je. Je suis juste vraiment fatiguée.
Il haussa un sourcil.
— Oh ?
C’était une invitation très douce à tout lui raconter et habituellement j’aurais décliné sans y réfléchir. Mais ce soir-là je ne tenais pas compte de mes impulsions.
— Lugh et moi avons une sorte de désaccord, admis-je. Si je dors, il va prendre les choses en main. Je sais que je ne peux pas rester indéfiniment éveillée mais…
Je haussai les épaules.
C’est vrai, ce n’était pas vraiment une explication. Mais c’était bien plus que ce que je lui donnais habituellement et je pus voir à son expression qu’il le savait. Il se pencha au-dessus de la table et prit mes mains dans les siennes, me serrant de manière réconfortante en dépit de mes doigts gras.
— Je peux rester avec toi ce soir, dit-il doucement. Et si Lugh essaie de prendre le contrôle, je peux te réveiller.
Ma gorge se serra.
— Tu ferais ça ? Même sans savoir pourquoi nous sommes en désaccord ?
Sa main serra la mienne un peu plus fort.
— Je suis de ton côté, Morgane. Peu importe ce qui se passe. Alors oui, je le ferais.
L’intensité de son regard me troubla et j’essayai de retirer ma main. Il ne me laissa pas faire.
Très bien, qu’il garde ma main ! Mais j’échappai à son regard en fixant mes yeux sur la table.
— Lugh et toi vous êtes déjà ligués contre moi auparavant, dis-je. Pourquoi croirais-je que tu ne le referas pas ?
Tendant le bras par-dessus la table, Brian essaya de me relever le menton pour m’obliger à le regarder. Un peu de mon énergie habituelle me revint et je secouai la tête.
— Ne me traite pas comme une enfant ! lançai-je avant de me maudire parce que je ne pouvais m’empêcher de le regarder dans les yeux quand j’étais énervée.
Je compris, au léger sourire qu’il retint, qu’il avait agi à dessein.
— Et si je te promets que quoi qu’il arrive, je te réveillerai si Lugh essaie de te contrôler ? demanda-t-il. Accepteras-tu cette promesse ?
Il relâcha enfin ma main et je la ramenai vers moi avec gratitude.
Pouvais-je faire confiance à Brian ?
— Et si Lugh essaie de te convaincre que c’est ce que tu dois faire ? Tu t’es rangé de son côté par le passé.
— Je l’ai fait parce que je voulais te protéger. Je ne le referai plus. (Il leva la main à la façon d’un scout.) Parole de scout.
C’était une proposition risquée au mieux. Je n’étais pas totalement sûre que Brian serait en mesure de me réveiller si Lugh prenait le contrôle. En y réfléchissant, je n’étais pas certaine qu’il soit en mesure de déterminer si j’étais sous le contrôle de Lugh ou non. Les démons sont sacrément bons pour imiter leurs hôtes quand ils le veulent. D’un autre côté, je ne pouvais rester éveillée indéfiniment et c’était la meilleure option que j’avais de pouvoir dormir en évitant pourtant d’être l’instrument de Lugh.
— Tu sais que Lugh peut te dominer, dis-je en me demandant à quel point mon démon serait déterminé à passer son coup de fil.
Serait-il capable de faire du mal à Brian ?
Pas à moins de vouloir faire de moi son ennemie éternelle. Il devait bien le savoir. Brian haussa les épaules.
— Ouais, je sais. Mais s’il doit me maîtriser, alors la bagarre devrait te laisser le temps de te réveiller.
— Tu as raison, convins-je en réprimant un autre bâillement.
Je tentai une dernière fois de regarder les dents du cheval donné.
— Tu dois aller travailler demain matin, non ?
— Ça va aller, m’assura-t-il. Je vais jouer à l’étudiant qui a fait une nuit blanche.
Je m’esclaffai. Apparemment, mes défenses étaient trop affaiblies pour vaincre Brian. Mon Dieu, comme je l’aimais. Pourquoi n’était-ce pas plus facile entre nous ?
— Merci, dis-je, même si ce simple mot ne suffisait pas à exprimer ce que je ressentais.
Imaginant que j’allais me transformer en idiote baragouinante si je restais éveillée plus longtemps, je donnai un rapide baiser à Brian avant de l’entraîner vers la chambre.